La Serbie est en deuil, sous le choc, après deux fusillades en 48h qui ont provoqué cette semaine la mort de 17 personnes, dont 8 enfants.
Jamais le pays n’avait connu une tuerie de ce type. En réaction, le président serbe Aleksandar Vucic a annoncé le vendredi 5 mai 2023 le lancement d’un vaste plan de « désarmement » visant à récupérer des centaines de milliers d’armes détenues illégalement par les civils.
Entretien avec Milan Nikolic, sociologue à Belgrade.
Le Journaliste: Les assaillants des deux fusillades, perpétrées le mercredi 3 et le jeudi 4 mai, sont un élève de 13 ans et un jeune homme de 21 ans. Comment expliquez-vous cette dérive meurtrière chez de jeunes individus ?
Milan Nikolic : Il y a une dizaine d’années, j’avais effectué une recherche sur la violence dans les établissements scolaires. Et déjà à l’époque la situation était alarmante. Nous avions constaté de nombreuses bagarres entre professeurs et élèves, des cas de viols, de partages de contenus sensibles via les téléphones portables.
Dans notre enquête, nous avons relevé que la majorité du corps enseignant est très mal payé et subit la situation. Les meilleurs d’entre-deux quittent l’éducation nationale. Le programme scolaire est vieillissant, les enfants apprennent tout par cœur et ne sont pas motivés. C’est un constat général, maintenant dans le cas de ces deux tragédies, on estime qu’entre 1 et 2% de la population mondiale sont des psychopathes et environ 3 à 5 % des sociopathes. Ce phénomène existe et il est la conséquence d’une société malade. Le profil du jeune adolescent, scolarisé dans une des meilleures écoles de Belgrade et qui a grandi dans une famille aisée, démontre que la psychopathie peut toucher n’importe quelle classe sociale. Ce qui a failli, c’est que la maladie n’a pas été diagnostiquée à temps. Notre système manque de structures de santé mentale suffisamment efficaces et capables de réagir et d’empêcher de tels drames. Les enfants ont besoin d’attention, d’une veille permanente de leur état psychologique afin de pouvoir réagir en cas de problème.
Que pensez-vous du plan de désarmement annoncé par le président serbe, a-t-il des chances d’aboutir ?
Je pense que non. Ce plan est voué à l’échec pour la simple et bonne raison que l’écrasante majorité des armes à feu qui circulent en Serbie sont illégales. Et pour les saisir, il faudrait pouvoir les localiser, car les détenteurs les cachent. Cela signifie que la police va se tourner vers ceux qui détiennent des armes de manières légales et qui possèdent déjà des autorisations en bonne et due forme. Les autorités envisagent de renforcer les règles de détention d’armes à feu, ce qui est pour moi une politique absurde, qui ne résoudra pas le problème et freinera au contraire la légalisation.
Quelle est alors la solution, sachant que la Serbie figure, selon une étude de l’ONG Small Arms Survey, dans le trio de tête mondial en matière de détention d’armes à feu par habitant (39 armes pour 100 habitants – ex æquo avec le Monténégro) ?
À mon avis, le problème n’est pas tant dans la quantité d’armes en circulation et leur accessibilité, le problème est ce que nous appelons, nous sociologue, une « société malade ». Aux États-Unis où j’ai longtemps vécu, nombreux de mes confrères ont relevé ce symptôme d’une société malade et je pense malheureusement que l’on peut faire le même constat pour la Serbie. Les causes sont multiples. Nous sommes le seul pays à avoir été bombardé par l’Otan. Il y a eu entre 2 000 et 3 000 morts – nous ne connaîtrons jamais le chiffre exact – car personne, ni l’Otan, ni même les autorités serbes n’ont cherché à faire un décompte précis des victimes. Ensuite, il y a eu une multitude de guerres civiles, entre Serbes et Croates en Croatie, entre Serbes, Croates et Bosniaques en Bosnie-Herzégovine, entre Serbes et Albanais au Kosovo, puis nous avons eu les sanctions et une situation économique désastreuse pendant des années. Et aujourd’hui, vous avez cette tension extrême avec le Kosovo, une tension entretenue de manière continue et artificielle par les autorités en Serbie et au Kosovo, qui le font dans leur propre intérêt. Les populations sont exposées en permanence à ces tensions psychologiques qui à long terme ont un impact désastreux sur la santé mentale de la population.
Plutôt que de chercher à tout prix à se maintenir au pouvoir, en créant des situations de crises, l’élite politique devrait concentrer ses efforts sur l’amélioration de la situation socio-économique et se préoccuper davantage de la santé mentale de la population. Le pouvoir devrait par ailleurs se soucier que chaque école du pays puisse être dotée d’un psychologue et d’une assistante sociale, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Le pouvoir doit arrêter de perturber la santé psychologique de la population en cessant de diffuser par exemple des images de corps démembrés par des clans mafieux en Serbie, ou encore de promouvoir des programmes de télé-réalité.
À mon avis, il faut libéraliser le droit de posséder une arme tout en renforçant les programmes de santé mentale de la population. Les autorités doivent instituer des contrôles psychologiques réguliers de tous les détenteurs d’armes à feu. Cette mesure serait beaucoup plus efficace. Par ailleurs, il faut savoir que d’après les statistiques, 90% des crimes sont commis par des milieux criminels et non des propriétaires d’armes détenues en toute légalité, ceux-la même qui subiront désormais des contrôles renforcés de la police. Pour moi, cette politique est absurde. Elle ne résoudra rien, ne permettra pas de légaliser les armes qui circulent dans le pays. Je pense au contraire qu’il faut libéraliser le droit de posséder une arme tout en renforçant les programmes de santé mentale de la population et de soumettre les détenteurs d’armes à des contrôles psychologiques réguliers.
Existe-t-il des études probantes sur le nombre d’armes en circulation en Serbie ?
Aucune étude n’est en mesure de le savoir. Nous ne pouvons faire que des estimations. Il y aurait selon moi en Serbie 10 fois plus d’armes dans les circuits illégaux que légaux. Dans cet arsenal, outre les pistolets, il y a des longs rifles, des armes automatiques, des mitraillettes et même des grenades et des lances missiles. Les pistolets et les fusils sont les seules armes autorisées pour les civils, mais certains ont en leur possession d’autres types d’armes qui circulent évidemment aussi dans les milieux criminels. Les armes illégales en circulation sont donc 10 fois supérieures aux chiffres officiels et d’après certaines statistiques 90% des armes à feu proviennent de circuits illégaux. Les crimes ne sont pas commis par les détenteurs d’armes légales, qui vont subir les contrôles renforcés de la police, mais sont le fait de milieux criminels.
Bien sûr que l’on peut rejeter la faute aux autorités ; elles sont toujours les premières responsables ; ou encore demander une plus grande implication de la police, des directeurs d’établissements scolaires, ou que sais-je d’autres, mais le salut passe par plus d’empathie, de partage. Il faut créer une société plus solidaire qui souhaite aider l’autre. Dans notre pays comme ailleurs dans le monde, les richesses sont concentrées entre les mains d’une minorité, le capitalisme sauvage encourage l’égoïsme et la cupidité, nous avons accepté ce système néolibéral et nous en payons le prix. Les autorités doivent être les serviteurs des citoyens et non les maîtres de leurs destins.
Mais d’où proviennent ces armes ? Pourquoi ce besoin de la population civile d’avoir une arme chez soi ? D’où vient cette tradition ?
Elles ont proliféré après les conflits en Croatie, en Bosnie et au Kosovo. Il y en a aussi beaucoup en circulation au Monténégro et en Bosnie-Herzégovine, suite aux guerres civiles, interethniques et religieuses.
Quant à la tradition, que ce soit en Serbie ou au Monténégro, elle provient de plusieurs siècles sous occupation ottomane, où ceux qui étaient armés avait la possibilité de s’opposer à l’occupant, les autres étaient contraint de subir. Un autre évènement a profondément influencé ce port d’armes chez les civils. Entre les deux guerres mondiales, le oi avait procédé à un désarmement dans les régions majoritairement peuplées de Serbes en Croatie, cela avait permis aux Oustachis de réprimer et de massacrer la population serbe. Ce génocide qui a fait plusieurs centaines de milliers de morts est resté profondément ancré dans les mémoires. Tous les anciens continuent de dire qu’il ne faut jamais être trop prudent et qu’un vieux fusil et quelques munitions peuvent toujours servir. Le sentiment que sans armes, vous êtes nu. Et ce phénomène existe aussi, car en parallèle, il y a une hausse de la criminalité, des clans mafieux qui cohabitent avec le pouvoir, des criminels qui sont extrêmement violents. Cela fait peur à la population qui est confortée dans l’idée que seule armée, elle peut se protéger.
Dans un tel contexte d’insécurité, où la protection des gens n’est pas assurée par l’État, la population doit avoir le droit de protéger son intégrité physique. Après ces tragédies, les Serbes sont en colère contre le pouvoir. Ils attendaient que le président et la première ministre aillent se recueillir devant l’école et d’allumer une bougie en souvenir des victimes, ce qu’ils n’ont pas fait. À la place, Aleksandar Vucic a donné une longue conférence de presse pour annoncer tout un tas de mesures qui n’auront aucune incidence et ne régleront rien.
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